Acta est fabula
Jean-Baptiste Ganne
Exposition du 19 février au 9 avril 2011
Vernissage le vendredi 18 février à partir de 15h
Un partenariat Vidéochroniques et Technè dans le cadre des RIAM 08
Acta est fabula
L’abstraction en peinture semble encore capable de luttes, malgré l’annonce répétée qu’elle serait au tapis. Si parfois elle pouvait paraître évidée de toute ambition politique, celle prônée par les avant-gardes du constructivisme russe, a montré sa capacité de résistance, sans se limiter aux seules modalités de la citation, de la reprise ou du détournement de ses motifs formels. L’immense moquette installée dans la première salle de l’espace de Vidéochroniques par Jean-Baptiste Ganne semble d’abord brusquer l’espace de la peinture à l’échelle du corps même des visiteurs. Les cercles concentriques représentés peuvent autant envoyer à la figure persistante de la cible dans l’histoire de la peinture abstraite (de Duchamp à Picabia, Jasper Johns ou Ugo Rondidone), qu’aux codes couleurs et aux mesures exactes d’un tapis de lutte gréco-romaine. Mais tous ces éléments vacillent. Au-delà de l’évocation de ce sport de combat à mains plates, c’est le lieu traditionnel d’exposition qui s’ouvre à une dimension performative, comme un plateau de théâtre où l’artiste nous invite à être les acteurs. Ce théâtre est sans doute celui d’un combat, certes, réitéré par le titre sous forme de provocation "Who’s Affraid ? (Tapis de Lutte)", mais il s’agit d’un terrain de lutte
politique.
Le titre de l’exposition: Acta Est Fabula ("La pièce est jouée"), correspond à la phrase utilisée dans le théâtre antique pour annoncer la fin d’une représentation, invitant à interpréter l’espace de la galerie comme une scène. Les murs entourant la pièce sont recouverts de graffitis retrouvés dans le quartier du Panier, aux résonances de slogans d’action directe ("Ne travaillez jamais", "Guerre sociale", "Smash capitalisme"), reproduits à l’identique mais de façon camouflée, en blanc sur blanc. De même, le son d’un vinyle envahit l’espace, ne diffusant que le crépitement d’un diamant sur les sillons : s’agirait-il d’attendre un morceau de musique qui ne commencerait jamais ou d’y entendre peu à peu le crépitement d’un feu, comme la fin d’un incendie? Cette façon de rendre indissociables le médium et le message (graver le son d’un vinyle sur un vinyle) est l’un des traits caractéristiques de l’abstraction. Celle-ci est évidemment revendiquée dans le titre du tapis de lutte, évoquant la série manifeste de peintures de Barnett Newman (commencée en 1966). Si le combat de Newman s’est inscrit dans une modernité triomphante qui prônait l’autonomie du tableau, ("les puristes et formalistes ont hypothéqué le rouge, le jaune et le bleu, transformant ces couleurs en une idée qui les détruit en tant que couleurs"), Ganne, de façon contradictoire n’hésite pas à rapprocher cette pièce au tableau de Gustave Courbet : Les lutteurs (Salon de 1853) dont l’intention était d’apporter une dignité majestueuse à la représentation de métiers et activités populaires. "Comme si les corps du Courbet trouvaient leur fond abstrait, mais aussi comme si le spectateur du Newman devenait le lutteur de Courbet".
Jean-Baptiste Ganne refuse ainsi autant le révisionnisme de la critique postmoderne des avant-gardes historiques, que l’orthodoxie moderniste du principe d’autonomie de l’art face à la culture populaire. C’est dans ce contexte que s’inscrit l’intérêt de l’artiste pour le sport, autant dans sa capacité à introduire une dimension performative dans l’espace d’exposition que dans sa qualité de rituel collectif. Paradoxalement, dans son installation Ball Drawing, le joueur est seul, sans adversaire, dans un match avec le white cube. Le ballon dessine des traces sur les murs de la galerie dans une performance qui veut amplifier le geste de l’artiste et sa force de frappe à l’intérieur d’un espace aux règles ordonnancées. La combinaison noire du performeur - l’artiste lui-même - est celle des Ultras de l’AS Roma, une association de supporteurs proche de la gauche italienne, qui peut aussi rappeler celle des membres du collectif anarchiste : "Black Bloc", connu par sa stratégie de rassemblement spontané et anonyme, évoqué par le port d’une cagoule. Ce réseau de contestation, sans leader ni manifeste, est rappelé sur le carton de l’exposition, un éloge anonyme à la beauté de la révolte improvisée (ou peut-être au minimalisme d’un cube noir de Tony Smith…). Ce goût du noir, de l’ombre, et l’intérêt porté au camouflage, se retrouve aussi dans l’installation présentée dans la "fosse" de la galerie. Visible d’en haut, cette backroom semble vouloir attirer le visiteur par le clignotement d’un appel lumineux. Malgré la froideur apparente des deux lumières de chantier posées en vis-à-vis au sol, il s’y cache pourtant une descente dans les abîmes de la pensée libertine du Marquis de Sade. L’artiste y procède à un processus d’encodage, transformant le texte en lumière, à partir d’une traduction du texte de Sade en morse. Écrit en prison, le Dialogue entre un prêtre et un moribond (1782), est un échange philosophique dans lequel l’auteur affirme son athéisme à travers la figure du moribond qui refuse de se repentir de sa quête de plaisirs. Dans l’argumentation déployée autour de la nécessité de l’existence de Dieu, le moribond développe une pensée rationnelle et matérialiste, sur laquelle il fait reposer la morale et la justice. La fin du dialogue s’achève sur la victoire rhétorique du moribond sur le prêtre qui devient, dans les bras des femmes : "un homme corrompu par la nature, pour n’avoir pas su expliquer ce que c’était que la nature corrompue".
Pedro Morais
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