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Locus solus

Antoine Bondu, Rebecca Brueder, Chloé Chéronnet,
Gilles Desplanques, Sibylle Duboc, Stefan Eichhorn,
Valentin Martre, Sarah del Pino

du 27 mai au 16 juillet 2022
Vernissage le jeudi 26 mai de 17h à 22h

Dans le cadre du 14ème Printemps de l'Art Contemporain

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Installation et vernissage

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Vues de l'exposition

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Actions de médiation

Locus solus

Grâce à Laure, et Jean-François


Haut de deux mètres et large de trois, le monstrueux joyau, arrondi en forme d’ellipse, jetait sous les rayons du plein soleil des feux presque insoutenables qui le paraient d’éclairs dirigés en tous sens.
Raymond Roussel

 


Locus solus est le titre d’un étrange roman paru en 1914, sous la plume de Raymond Roussel. Pionnier d’une littérature mêlant science-fiction et fantastique, l’auteur désigne en ces termes un domaine, constitué d’une villa et d’un parc attenant, au sein duquel se découvrent les improbables et troublantes créations de son propriétaire, qui nous est présenté comme un scientifique et un inventeur. Si l’œuvre fut fondatrice pour nombre d’artistes pendant la première moitié du XXe siècle – Duchamp et les surréalistes y firent explicitement référence –, son écho demeurera longtemps prégnant dans le champ littéraire. C’est ainsi que James Graham Ballard reprendra ce titre en 1969, à l’effet d’intituler plusieurs passages de son ouvrage le plus décousu sans doute, le plus déconcertant peut-être, que son auteur préconise en outre de lire dans le désordre (1). Mais pour autant que La Foire aux atrocités évoque bien le futur et la science, ce texte est absolument dépourvu du merveilleux qui se dégage de l’œuvre de son prédécesseur. Au contraire et dans leur complétude, les visions ou pressentiments de J.G. Ballard révèlent en effet des prédictions dystopiques et autrement préoccupantes, soucieuses de réalisme, dans la continuité de celles qu’Orwell formulait vingt ans auparavant. Elles s’inscrivent à contre-courant des utopies futuristes et de l’optimisme technologique, tandis qu’elles agrègent à leurs questionnements la géologie, la psychanalyse, l’urbanisme, la médecine, l’écologie, les mécanismes de perception et bien d’autres choses encore. Dites “d’anticipation” (sociale, politique, sociétale, environnementale), ses œuvres, qu’il qualifie de realfiction, tentent “de tracer les contours d’un monde contemporain que beaucoup tendent à placer dans le futur, proche ou non(2)”. En traquant le futur dans le présent, elles sont ainsi fondamentalement critiques d’une “société plus ou moins aimablement liberticide(3)”, d’un modernisme et d’un productivisme qui conduit au dérèglement ou au dysfonctionnement, si ce n’est au désastre.

La formule rédigée par Robert Smithson dans le courrier qu’il adresse à George Lester au début des années 1960 – “Je suis un artiste moderne qui meurt du modernisme
(
4)” – pourrait tout aussi bien convenir pour qualifier l’état d’esprit de Ballard à la même époque. Paradoxalement d’ailleurs, l’identification simpliste de Smithson à cette queue de la comète avant-gardiste américaine constituée par le Land Art ou l’Earth Art, a longtemps occulté les ressorts de son œuvre, pourtant largement indexée sur cette science-fiction qui l’inspirait, en tant que “contre-modèle moderniste(5)” justement. Si les figures disparates de monstres, de vaisseaux spatiaux et d’astronautes qui hantent ses dessins et collages de jeunesse constituent un premier témoignage de son inclination à cet égard, “cette imagerie de science-fiction [...] disparaît relativement vite au profit d’un usage plus abstrait de cette culture, qui se met en place vers le milieu des années 1960(6)”. C’est ainsi, par exemple, qu’il introduit plusieurs références cinématographiques et littéraires relevant de ce genre populaire et de cette forme hybride dans “Entropy and the New Monuments”, essai théorique dédié à l’art et à l’architecture au sein duquel Damon Knight (Beyond the Barrier, 1964), Elio Petri (La decima vittima, 1965), George Orwell (1984, 1949) et Hal Roach (One Million B.C., 1940) sont paradoxalement cités. Ce texte séminal à bien des égards fut, pour Smithson, l’occasion de se saisir pour la première fois d’une notion qui traverse l’entièreté d’une démarche éminemment complexe, tandis qu’on la réduit trop souvent à sa portée matériologique. Terme emprunté à la thermodynamique(7), l’entropie que mobilise l’artiste est un outil critique puissant, à l’œuvre dans le texte lui-même. Le recours à la science-fiction participe de cette opération, puisqu’il transporte du bruit – au sens électronique du terme –, quelque chose qui parasite, qui dérègle et défigure, seule réponse possible à la défiguration à laquelle le système travaille. Il convoque par conséquent une sous-culture qui n’a rien à faire là, ni avec l’illusion d’un progrès technologique émancipateur tandis qu’on le constate inféodant, ni avec un discours linéaire sur l’histoire, ni encore avec la rationalité contraignante de la critique d’art ou le mythe de l’œuvre autonome. Dans la sphère théorique telle que pratiquée par les artistes, l’approche de Smithson se situe donc aux antipodes de l’orthodoxie qui caractérise “la froide concision des textes de Donald Judd ou [...] l’argumentation méthodique de ceux de Robert Morris(8)”. Elle s’apparente ici à celle que promeut Cole Swensen dans un autre domaine, celui de la poésie :
 

L’entropie m’intéresse […] surtout dans la façon dont le concept peut être utilisé pour comprendre comment la poésie fonctionne dans des sociétés humaines pour élargir constamment le champ du langage et le potentiel de signification. Écrire de la poésie, c’est introduire intentionnellement du bruit au sein de la communication et perturber à dessein son fonctionnement lisse.(9)


Au mi-temps des années 1960, c’est à cette besogne – l’instauration de désordres – que se livre l’artiste en tout point, autrement dit dans les champs élargis de la sculpture, de la théorie de l’art, et des arts en général.

Il s’agit notamment de contrer la doctrine greenberguienne – dominante, exclusive, univoque et puritaine – “selon laquelle l’histoire de l’art évolue progressivement vers la pureté des médiums par résolution puis transgression des problèmes formels successifs
(
10)”. Comme le rappelle Valérie Mavridorakis, Smithson est alors armé des théories exposées par George Kubler(11) pour qui “toute œuvre d’art est un fragment d’une unité plus large, d’une séquence temporelle discontinue et indélimitable(12)”. C’est précisément ce que retient l’artiste quand il cite Kubler dans “Ultramoderne” en stipulant que “l’“histoire de l’art” [...] ressemble à une “chaîne brisée maintes fois réparée, faite de bouts de ficelle et de fils” qui relient “occasionnellement des joyaux”(13)“ :
 

Pour Smithson, ainsi que le suggère encore Valérie Mavridorakis, Kubler est à l’histoire de l’art ce que Herbert George Wells est à la science-fiction. Il lui permet de voyager librement dans le temps, d’explorer la préhistoire tout comme les lointains futurs. Les œuvres ou bien les objets abandonnés [...] peuvent devenir d’étranges machines ou de monstrueux dinosaures : “La pré comme la post-histoire font partie du même type de conscience du même type de conscience du temps et existent sans aucune référence à l’histoire de la Renaissance”, écrit-il avec soulagement dans “A Museum of Language in the Vicinity of Art(14)”.


Le cave-man peut dès lors côtoyer le space-man sous un même toit, en se moquant du qu’en-dira-t-on ! De même que l’anticipation invite à la “rétrocipation“, pour reprendre le bon mot d’Arnauld Pierre(15). Irriguée de paradoxes, de renversements et d’imbrications temporelles, l’ambivalence promise par la science-fiction, et par cette forme d’entropie qui l’accompagne, se manifeste dans les textes de l’artiste bien plus subtilement que dans les figures naïves qu’il représentait à ses débuts. Aux citations de Nabokov (“le futur n’est que l’obsolète à l’envers”) ou de Wilie Sypher (“l’entropie est l’évolution à rebours”) qui égrènent “Entropy and the New Monuments”, répondent ainsi les formules lapidaires qui sous-tendent “A Tour of the Monuments of Passaic(16)”, publié un an plus tard pour rendre compte d’une visite dans la ville de son enfance. À l’opposé de la “ruine romantique” qui figure une altération lente et un projet durable, il y est question d’un “panorama zéro” et d’un “futur abandonné”, dépassé et démodé, qui se “perd quelque part dans les dépotoirs du passé non historique”. Il ne contient que des “ruines à l’envers” faites de bitume, de béton, de plastique et de néon, bref, de tout ce dont sont constitués les édifices nouvellement bâtis mais déjà ruinés avant même leur construction. L’expérience fut si féconde que Smithson envisagea un temps, non sans ironie, l’organisation d’une visite guidée de cette localité, dont il formula l’annonce en ces termes :
 

Que pouvez-vous trouver à Passaic que vous ne pouvez trouver à Paris, Londres ou Rome ? Découvrez-le par vous-même. Découvrez (si vous l’osez) l’époustouflante rivière Passaic et les monuments qui sont éternels sur ses berges enchantées. Conduisez une voiture de location jusqu’au pays oublié du temps. À quelques minutes seulement de New York City. Robert Smithson vous guidera à travers cette série légendaire de sites... et n’oubliez pas votre appareil photo(17).


Smithson y renonça finalement. Il n’en demeure pas moins que l’expérience conduite à Passaic fut singulièrement fertile, puisqu’elle constitue, d’après Valérie Mavridorakis, le précédent le plus frappant de Spiral Jetty par son hybridité : “à la fois reportage sur la banlieue natale de l’artiste et récit SF qui voit le temps régresser puis progresser à plusieurs reprises et qui évoque un monde parallèle, dupliqué par l’empreinte photographique(18)”. C’est aussi dans ce texte que Smithson mentionne pour la première fois le mot “earthworks”, l’intitulé du roman post-apocalyptique de Brian Aldis qu’il lit au cours de son trajet en bus.

La postérité de ce terme, employé par l’artiste pour désigner génériquement les travaux qu’il réalise “sur site”, confirme l’hypothèse émise par Olivier Schefer : l’œuvre de Smithson à compter de cette période “peut nous apparaître comme une forme extrêmement élaborée de science-fiction
(19)”, bien plus que ne l’étaient en effet ses dessins de jeunesse, tout à la fois plus explicites et plus naïfs. Cette complexité se manifeste par une réversibilité du temps (l’artiste parle volontiers de “futur préhistorique(
20)”) et une confusion des échelles, rhétorique caractéristique de la science-fiction dystopique de Ballard. Spiral Jetty(21), entreprise initialement prévue pour être éphémère, est d’ailleurs exemplaire de cette démarche. Quoique prolongée par un film(22) qui “fonctionne littéralement comme un film fantastique, un voyage dans l’espace-temps” dans lequel la caméra “imite à sa façon le processus de formation du cristal qui croit [...] clockwise et anti-clockwise(23)”, Spiral Jetty est d’abord un earthwork que Scheffer commente en ces termes :
 

Spiral Jetty est à la fois l’agrandissement de la forme cubique du cristal et le microcosme d’une “immense nébuleuse de spirales, faite d’innombrables soleils”, selon l’extrait du roman de science-fiction de John Taine, Le Flot du temps, lu par Smithson dans son film.(24)


Force est de constater, du reste, à quel point ces propos résonnent avec la description très smithsonienne que Ballard faisait de sa forêt de cristal, quatre ans avant la construction du l’immense hiéroglyphe futuriste sur le Grand Lac Salé : “Les arbres de cristal y étaient tendus d’un treillis de mousses semblable à du verre. L’air s’y révélait notablement plus frais, comme si tout avait été gainé de glace, mais un incessant jeu de lumière se déversait sur eux à travers la canopée.(25)” Plus loin il ajoutait : “[...] cette forêt illuminée reflète en quelque sorte une période antérieure à nos vies, peut-être le souvenir archaïque inné de quelque paradis ancestral où l’unité de temps était la signature de chaque feuille ou fleur.(26)
 

*
 

Ce long préalable était indispensable, bien qu’il ne mentionne aucun des artistes présentés dans l’exposition. Il suggère pourtant au visiteur des outils nécessaires à sa lecture, puisqu’ils furent fondateurs de sa conception et en suggèrent une éventuelle interprétation. On l’aura compris, le duo Ballard-Smithson constitue l’ancrage de Locus solus, ici au centre d’une spirale expographique réunissant Antoine Bondu, Rebecca Brueder, Chloé Chéronnet, Gilles Desplanques, Sibylle Duboc, Stefan Eichhorn, Valentin Martre et Sarah del Pino. Qu’ils l’aient voulu ou non, et qu’ils le revendiquent ou pas, leurs œuvres s’y réfèrent, pour le meilleur !

D’ailleurs, l’association de Ballard et Smithson ne constitue aucunement une première. Au plan scientifique, mais partant d’une intuition féconde d’après ce qu’en dit son autrice, elle fut brillamment signifiée par Valérie Mavridorakis. Elle entreprit ainsi de réunir des textes sur le sujet parmi lesquels, outre les siens et ceux des personnalités incriminées, figurent des propositions de Laurence Alloway, Rayner Braham, Richard Hamilton, Peter Hutchinson, David Springle, Anne Tronche, Eugénie Tsai et Thomas A. Zanielo, sous la forme d’un ouvrage qu’elle dirigea en 2011, intitulé malicieusement Art et science-fiction. La Ballard Connection
(
27). À cet opus répondait en outre, quelques années plus tard, l’exposition accomplie par Tacita Dean à Paris début 2014, dans les locaux de la galerie Marian Goodman. Nommée J.G. – un titre a priori énigmatique –, elle n’était ni plus ni moins qu’un double hommage : il était adressé à Ballard d’abord, autrement dit à cet écrivain qui avait constitué une source substantielle d’inspiration pour Smithson mais qui, à son tour, rendait la politesse à l’artiste. Le film de vingt-six minutes qui constituait pour l’essentiel l’exposition, augmentée de photographies, d’objets recouverts de cristaux de sel du Grand Lac Salé et d’une gravure monumentale, rend pour partie compte de la correspondance épistolaire entre Dean et Ballard. Il témoigne simultanément de la fascination que vouait l’auteur à la Spiral Jetty, enjoignant à la réalisatrice de traiter l’œuvre “comme un mystère que son film devait résoudre(28)”.

Locus solus s’inscrit par conséquent dans la continuité de ces démarches consignant expressément ce double legs, marqué du sceau de la science-fiction et des désordres temporels inhérents au genre.

Il est parfaitement lisible dans les travaux récents de Gilles Desplanques. Les deux vidéos qu’il présente sont ainsi extraite d’une trilogie baptisée Hétérotopia, qui renvoie à ces “utopies localisées” disait Foucault, ces lieux absolument autres, ces contre-espaces qui obéissent à des règles déviantes de la norme. Chez l’artiste cependant, il s’agirait plutôt de dystopies localisées. L’allusion à Ballard est d’ailleurs évidente dans L’Île de Béton (2016), libre adaptation du récit éponyme livré par l’écrivain anglais en 1973, participant de sa Urban Disaster Trilogy
(
29). On y croise un homme errant seul dans une architecture abandonnée, sorte de concrete island, semblant souvent démuni face aux objets qui jonchent son environnement et dont il semble méconnaître la fonction. Dans Les Boues rouges (2017), c’est d’une évocation en creux dont il est question, qui convoquerait plutôt le cycle des “quatre apocalypse(30)”. Vêtu d’une tenue de protection chimique, l’artiste y performe seul dans un paysage désolé composé des résidus déposés là pendant trente ans, produits de l’extraction de l’alumine.

Le dialogue semble s’instaurer tout naturellement entre cette dernière vidéo et Barricade (2019-2022), de Chloé Chéronnet. L’installation qu’elle propose est constituée d’un assemblage d’objets hétéroclites (capot de voiture, barrières de sécurité, pneus, matériaux de construction, etc.), recouvert d’une texture argileuse qui l’homogénéise et le fige. Entre la lave qui saisit Pompéi et la boue qui figure des accidents climatiques toujours plus fréquents, on croirait volontiers cet ensemble extrait d’une fouille après la coulée, par des archéologues ou des secouristes. Dans un autre registre, l’artiste s’emploie à dessiner des architectures ambigües mais existantes. L’exposition en propose un exemple avec La Porte bleue (2022), qui montre une bâtisse d’inspiration tout à la fois moderniste et passéiste, une ruine en devenir quoiqu’il en soit, peut-être déjà-là en ce qu’elle la figure. Il est frappant de constater, de surcroît, le caractère réflexif de la méthode utilisée pour représenter ces bâtiments. Le dessin y est réalisé au pochoir, avec du bleu à tracer de maçon. Et puisqu’il n’est pas fixé, intentionnellement cela va de soi, sa disparition est contenue dans sa conception. On constate encore cette inclination dès la page d’accueil du site de l’artiste, où se lit en bonne place le mot “ruine“, typographié en miroir selon un axe de symétrie horizontal, de telle manière qu’il apparaisse “à l’envers“. Le même terme était d’ailleurs restitué en l’état à l’effet d’intituler une série d’assemblages réalisée dès 2016, tandis que l’idée sous-tend toujours le travail. C’est le cas avec Les Îles (2022), deuxième installation d’envergure déployée par Chloé Chéronnet dans la galerie. Si cette dernière convoque à nouveau l’ouvrage de Ballard précédemment mentionné, par son titre et puisqu’elle est constituée pour partie de ciment fondu, elle est par ailleurs caractérisée par une ambivalence des proportions déterminant les éléments qui la composent, dont on ne sait s’ils relèvent de la maquette ou de fragments à l’échelle 1.

En définitive, Le ciment est peut-être la vedette de l’exposition, à moins que le cristal ne la lui vole, ou plus généralement la minéralogie. La première hypothèse est confirmée par l’accrochage de Sibylle Duboc, organisé à partir de seize formes rectangulaires fixées au mur et réparties orthogonalement par rangées de quatre. Chacune est le moulage d’une coque de smartphone. Pour autant que l’artiste partage avec Chloé Chéronnet un goût pour le ciment – il est blanc cette fois –, elle épouse également son intérêt pour la figure, tel que manifesté dans La Porte bleue. À ceci près que Sibylle Duboc, avec ses Fossiles photographiques (2020), recourt pour sa part à un procédé désormais “obsolète” : elle applique à la surface de ses contre-moules une émulsion pleine des sels d’argent qui lui permettent paradoxalement de révéler des images on ne peut plus contemporaines, celles de data centers, ressemblant à des plans puisque fournies depuis l’espace que parcourent les satellites. Une fois de plus en outre, la confusion des échelles est ici à l’œuvre dans la mesure où ces vues pourraient tout aussi dessiner les circuits imprimés que contient le ventre de nos portables.

L’hypothèse du ciment est pareillement supportée par Antoine Bondu, de même qu’il confirme conjointement celle du cristal. Deux œuvres composent son corpus en la circonstance, qui l’une ou l’autre se réfère à l’une ou l’autre supposition. Malmener le monolithe (2022) relève de la première tandis que ce travail constitue, pour l’artiste et ceux qui le suivent, un franchissement significatif. Dernière née de sa série prometteuse intitulée Malmener le béton, qu’il entama en 2020, cette pièce témoigne en effet, comparée à celles qui la précédaient, d’une distinction de taille : son format en l’occurrence. Deux commentaires en découlent, l’un concernant son statut, l’autre sa puissance d’évocation. En premier lieu, nous avons désormais à faire à une sculpture et non à un objet qui y ressemble. C’était attendu de la part de quelqu’un qui, lorsqu’il n’est pas un lecteur assidu d’Asimov (parmi d’autres) s’adonne passionnément à la pratique sculpturale. Il est entendu, bien sûr, que ces activités ne sont aucunement incompatibles. En second lieu justement, ce changement de dimension possède une nouvelle qualité : il remémore les fantasmes science-fictionnel paradoxalement associés à la figure immémoriale du monolithe, qu’elle soit préhistorique chez Kubrick, dans 2001, l’Odyssée de l’espace (1968), ou géologique chez Spielberg, dans Rencontres du troisième type (1977). L’autre vertu de cette œuvre, et de l’ensemble de la série cette fois, nous renvoie à la pensée de Smithson qu’elle semble synthétiser modestement mais très efficacement, parce que la pierre y est plus dense, plus forte et plus résistante que ne l’est le ciment de béton qui se creuse à son contact, parce que la ruine d’hier est en effet plus durable que celle d’aujourd’hui. Le soutien de Smithson semble encore mobilisé dans le discret dispositif (Jardin isolé. Efflorescences sur supports multiples, 2019-2022) exposé ailleurs par Antoine Bondu. Croisant le pupitre, l’étagère et la table lumineuse, il a pour objet la présentation d’un assortiment choisi parmi les cultures minérales et cristallines patiemment cultivées puis récoltées par l’artiste, rappelant ainsi le geste commis par Tacita Dean aux abords du Grand Lac Salé. Autrement dit, c’est d’une fleur de sel dont il s’agit, chargée de ce précipité dont il expérimente par ailleurs les capacités destructrices quand il le mêle au béton.

À défaut de cristaux à proprement parler, Valentin Martre partage avec Antoine Bondu une sympathie pour la minéralogie. L’épopée triviale que l’artiste nous propose débute par un couloir (Crépuscule rocheux, 2021-2022). Le noir dans lequel il nous plonge est la condition qui permet de voir la prétendue préciosité de ses cailloux luminescents. Elle est aussi la condition pour qu’agisse le pigment phosphorescent, l’aluminate de strontium alternativement exposé à la lumière, qui émerge des sections de pierre présentées. Bizarrement, certaines de ces coupes portent la trace de circuits imprimés, de bouts d’ordinateurs qu’on retrouve en sortant, tandis qu’on tombe dessus nez-à-nez – ou plutôt pied-à-pied compte tenu de la configuration du parcours –. S’y présente au sol une lentille (Inclusion, 2022), sorte de loupe d’une vingtaine de centimètres de diamètre. Rien à voir avec les lentilles de contact qui corrigent : celle-ci déforme et, ce faisant, nous informe. Sorte de time capsule “ouverte” dont on pourrait “vérifier” le contenu en permanence (os de mammifère, minéraux, éléments d’ordinateur, aimant, magnétite, limaille rouillée, etc.), elle a pour principal intérêt, outre sa forme, les temporalités contradictoires qu’elle confronte, qu’elles soient géologiques, biologiques, anthropologiques ou technologiques. Plus loin une autre pierre, dont on doit faire l’expérience les mains gantées, derrière une vitre, comme des laborantins fondamentalement privés de toute expérience (Amatractite, 2022). On en arrive finalement à ce capot de voiture (évoquant au passage celui de Chloé Chéronnet, qu’il jouxte d’ailleurs dans l’espace). Cette forme étrange et problématique ne ressemble à rien, tandis qu’elle ressemble à tout. Encore cette histoire d’échelle. Pourtant concrètement martelée sur un rocher – la minéralogie de nouveau –, on ne peut s’empêcher, par exemple, d’y lire un paysage, de même qu’elle convoque les accidents du Crash ! de Ballard dénonçant le cauchemar consumériste et, par voie de conséquence, l’improbable exposition d’automobiles fracassées qu’il réalisa en 1970 sous l’égide du New Arts Laboratory, parodiquement intitulée New Sculpture
(
31).

Le modèle géologique prend un autre tour chez Rebecca Brueder qui ne nous renvoie plus au temps long que cette science appelle habituellement. Avec Plastiglomérat (2018), l’artiste convoque un présent si problématique qu’on préfèrerait le reporter au lendemain, par déni. L’œuvre se présente sous la forme d’un agglomérat visiblement minéral, flottant dans une cuve en verre remplie d’eau. L’effet est paradoxal compte tenu du poids qu’on projette sur cet amas. Rebecca Brueder se réfère ici métaphoriquement au tournant géologique que constitue le plastiglomérat, cette nouvelle pierre de l’anthropocène, une roche qualifiée de détritique par la pétrographie, constituée pour partie de lave et pour l’autre de nos scories – des matières plastiques notamment – qu’on retrouve dérivant à la surface des océans. C’est aussi au présent que se conjuguait Alep 2016 (2016), au moment de sa réalisation. Elle est contemporaine des derniers jours de la sanglante et destructrice bataille d’Alep opposant, pendant la guerre civile syrienne, le camp loyaliste de l’armée à des groupes d’opposition. Les quinze carreaux de faïence assemblés et la multitude d’éléments qui les surmontent figurent un paysage en ruine qui évoque ce funeste épisode. Le basculement d’un plan horizontal à un plan vertical offre au regardeur un point de vue en surplomb, comme le fait une photographie aérienne. Le paradoxe temporel avec lequel l’artiste joue ici tient au fait que les ruines représentées, convoquant à ce titre un passé, sont surtout un fantasme, autrement dit une projection, fondée sur les rares clichés qui circulaient alors sur les réseaux sociaux et sur Internet.

Dans le même ordre d’idée que Plastiglomérat, les images données à voir par Sarah del Pino dans Rêvent-elles de robots astronautes ? (2017) semblent si irréelle, ou plutôt surréelle, qu’on les verrait volontiers provenir du futur. Il n’en est rien cependant puisqu’elles documentent ce présent que Ballard qualifiait de “mariage de la raison et du cauchemar”, de dystopie réalisée. Leur sujet est un élevage de vaches laitière qui possède cette particularité d’être géré par des logiciels informatiques et entièrement robotisé. L’effet d’irréalité, délibérément recherché, tient en partie aux conditions de prise de vues, effectuées de nuit, et à l’éclairage artificiel qui confère aux images une singulière teinte jaunâtre. Le site du tournage y apparaît comme un monde parallèle, isolé par le noir qui l’environne, “un microcosme fabriqué par l’homme et pourtant déserté par ce dernier” nous dit l’artiste. Le tour de force de Sarah del Pino est justement d’être parvenue à s’absenter complètement, à se faire oublier des bovins comme des spectateurs. La caméra fut en effet fixée sur les robots en activité qui déterminent en conséquence ses mouvements. Il en résulte des images froides et indifférentes – technologiques aurait dit Farocki – qui concourent pour beaucoup à l’esthétique science-fictionnelle du film.

L’imbrication des temporalités est d’une toute nature dans le travail de Stefan Eichhorn. Elle relève, chez lui, d’une sorte de rétrofuturisme ou d’archéomodernisme, où interagissent, le regard rétrospectif et les visions d’un futur non advenu. En quelque sorte, le futur qu’il nous présente semble tout droit sorti du passé, et des fantaisies de nos aïeux. Il en est ainsi de sa série de cosmonautes (ironiquement intitulée They Promised Us Flying Cars, But All We’ve Got Are Solar Powered Parking Meters, 2019) dont les combinaisons sont essentiellement constituées de déchets récupérés dans la rue et d’autres matériaux trouvés. Quoiqu’elles soient bien imparfaites en regard de leurs modèles, les deux grandes tentes encombrant une partie importante de l’espace d’exposition (Tent, 2012 et Tent, 2019) évoquent, par leur structure géodésique, les dômes construits par Buckminster Fuller et, plus généralement, l’architecture utopique. C’est d’ailleurs à une autre utopie que s’intéresse l’artiste avec la collection de cartes postales qu’il rassemble depuis 2013. Greetings From The Future est ainsi une allusion aux nombreux projets qui ont fleuris dans les années 1960, aux fins de simuler la culture de denrées alimentaires dans la perspective d’une exploitation extraterrestre. C’est ce que Stefan Eichhorn nous laisse croire en tous les cas, aidés en cela par le caractère suranné d’images coïncidant parfaitement avec le souvenir de ces projets périmés.

*


Malgré les nuances parfois notables qui distinguent les pratiques respectives de ces artistes, dont les traits les plus saillants viennent d’être grossièrement tracés, leur réunion témoigne bien du caractère remarquablement vivace de l’héritage mobilisé. Et puisqu’elle ne concerne qu’un échantillon très localisé, on se prend à imaginer sa puissance à d’autres échelles. Pourtant, la vitalité de ce patrimoine n’est pas sans surprendre au regard de la jeunesse des artistes impliqués, tandis qu’il renvoie plutôt aux années 1960 et 1970. Comme si les intuitions et les pressentiments d’alors devenaient plus prégnants encore aujourd’hui. Sans doute la science-fiction agit-elle dès lors comme une échappatoire permettant d’esquiver une réalité souvent misérable ? Ou peut-être, au contraire, manifeste-t-elle une prise de conscience aiguë, nourrie de l’anxiété sociale, économique, environnementale, climatique et sanitaire qui affecte l’air du temps, celle d’un écart toujours plus resserré entre la prévision et la conclusion, celle d’une faillite imminente ?


Édouard Monnet, mai 2022

(1) Voir J.G. Ballard, La Foire aux atrocités, trad. F. Rivière, Auch, Tristam, coll. “Souple”, 2014 [1969] ; dans son introduction à l’édition anglaise de 2001, telle que reproduite et traduite dans cette version, J.G. Ballard nous apporte à ce titre quelques conseils méthodologiques : “Quant aux lecteurs qui se sentiraient quelque peu intrigués par la déconcertante structure narrative de La Foire aux atrocités (quoiqu’elle soit beaucoup plus simple qu’il n’y parait au premier regard), ils devraient tenter une approche différente. Au lieu de commencer chaque chapitre par son début, comme dans tout roman traditionnel, contentez-vous d’en tourner les pages jusqu’à ce qu’un paragraphe retienne votre attention. Si quelque idée ou quelque image vous semble intéressante, balayez alors du regard les paragraphes voisins jusqu’à ce que vous y trouviez quelque chose qui résonne en vous de façon à piquer votre curiosité. Et bientôt, je l’espère, le rideau de brume se déchirera pour permettre au récit sous-jacent d’en émerger. À ce moment, vous lirez enfin ce livre exactement de la façon dont il a été écrit.”

(2) Jérôme Schmidt, “Shepperton 2008. Entretien avec J.G. Ballard”, in Émilie Notéris et Jérôme Schmidt (dir.), J.G. Ballard. Hautes altitudes, Alfortville, Ère, 2008, p. 19.   

(3) Thierry Paquot, James Graham Ballard & le cauchemar consumériste, Paris, Le Passager clandestin, 2021, p. 13.   

(4) Cité par Olivier Scheffer, Sur Robert Smithson. Variations dialectiques, Bruxelles, La Lettre volée, 2021, p. 3.

(5) Olivier Scheffer, “Art et science-fiction chez Robert Smithson”, in Jean Pierre Criqui et Céline Flécheux (dir.), Robert Smithson. Mémoire et entropie, Dijon, Les Presses du réel, 2018, p. 189.

(6) Ibid.

(7) L’entropie désigne, en thermodynamique, une grandeur permettant de quantifier et de qualifier les effets des échanges d’énergie entres systèmes et leurs changements d’état respectifs et consécutifs. L’étymologie de ce terme, judicieusement choisi par son inventeur Rudolf Clausius, en 1865, provient du grec entropê (ε ̓ν τ ρ ο π η ́), qui signifie littéralement “action de se retourner” entendue comme “action de se transformer”. Son acception plus généralement admise caractérise le niveau de désorganisation, ou d’imprédictibilité du contenu en information d’un système.

(8) Valérie Mavridorakis, “Les essais de Robert Smithson. Une sédimentation du langage au voisinage du cinéma”, in Bertrand Baqué, Cyril Neyrat, Clara Schulmann, Véronique Terrier-Hermann (dir.), Jeux Sérieux. Cinéma et art contemporain transforment l’essai, Genève, Mamco, 2015, p. 374.   

(9) Conversation entre Jean-Patrice Courtois et Stéphane Bouquet, Isabelle Garron, Eleni Sikelianos et Cole Swensen, "Poésie et Land Art", in Jean-Pierre Criqui, Céline Flécheux (dir.), op. cit., p. 92.

(10) Valérie Mavridorakis, “Les essais de Robert Smithson”, op. cit., p. 376.   

(11) Voir George Kubler, Formes du temps. Remarques sur l’histoire des choses, Paris, Champ libre, 1973 [1962].

(12) Valérie Mavridorakis, “Les essais de Robert Smithson”, op. cit., p. 376-377.

(13) Robert Smithson, “Ultramoderne”, Arts Magazine, septembre-octobre 1967 ; traduit dans Robert Smithson. Le paysage entropique, 1960-1973, trad. C. Gintz, Bruxelles/Marseille, Palais des Beaux-Arts/MAC, galeries contemporaines des Musées de Marseille, 1994, p. 179.

(14) Valérie Mavridorakis, “Les essais de Robert Smithson”, op. cit., p. 377. L’autrice nous renvoie ici à un autre texte de Robert Smithson paru dans Art International en mars 1968, traduit dans Robert Smithson. Le paysage entropique, op. cit., p. 183-191.

(15) Voir Arnauld Pierre, Futur antérieur. Art contemporain et rétrocipation, Dijon, Les Presses du réel, 2012.

(16) Robert Smithson, “A Tour of The Monuments of Passaic, New Jersey”, Artforum, décembre 1967 ; traduit dans Valérie Mavridorakis (dir.), Art et science-fiction. La Ballard Connection, trad. C. Anderes et V. Barras, Genève, Mamco, 2011, p. 207-215.

(17) Jack Flam (dir.), Robert Smithson. The Collected Writings, Berkeley/Los Angeles/Londres, University of California Press, 1996, p. 356 ; traduit dans Anaël Lejeune, “Un “Tour des monuments de Passaic” (1967), l’image de la cité selon Robert Smithson”, L’Espace géographique, vol. 40, n° 4, 2011, p. 369.

(18) Valérie Mavridorakis, “Les essais de Robert Smithson”, op. cit., p. 382.

(19) Olivier Scheffer, “Art et science-fiction chez Robert Smithson”, op. cit., p. 189.

(20) Cité par Olivier Scheffer, ibid., p. 191.

(21) Robert Smithson, Spiral Jetty, Rozel Point, Grand Lac Salé, Utah, avril 1970, boue, cristaux de sel, roche basaltique, 457 x 4,5 m.f

(22) Robert Smithson, Spiral Jetty, film 16 mm, 35 min, sonore.

(23) Olivier Scheffer, “Art et science-fiction chez Robert Smithson”, op. cit., p. 199.

(24) Ibid., p. 190.

(25) J.G. Ballard, La Forêt de cristal, trad. M. Pagel, Paris, Gallimard, coll. “Folio Science-fiction”, p. 107.

(26) Ibid., p. 118.

(27) Valérie Mavridorakis (dir.), “Art et science-fiction”, . La Ballard Connection, trad. C. Anderes et V. Barras, Genève, Mamco, 2011, p. 207-215.

(28) Cité par Marjorie Micucci, “JG a Film Project By Tacita Dean” [en ligne], Critique d’art. Disponible sur : <http://journals.openedition.org/critiquedart/13420>, consulté le 24 mai 2022.

(29) Voir J.G. Ballard, La Trilogie de béton. Crash !, L’Île de Béton, I.G.H., trad. G. Fradier et R. Louit, Paris, Gallimard, coll. “Folio”, 2014 [1973, 1975].

(30) Le cycle des “quatre apocalypses”, dédié aux quatre éléments (air, eu, feu, terre), est constitué des quatre premiers romans de J.G. Ballard : Le Vent de nulle part (1961), Le Monde englouti (1962), Sécheresse (1964) et La Forêt de cristal (1966).

(31) Voir Valérie Mavridorakis, “The Atrocity Exhibition – écrite et réalisée par J.G. Ballard ou la fin tragique des années 1960”, 20/27, n° 2, février 2008, p. 56-75.

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