Sans contrefaçon
Carlos Kusnir
du 2 septembre au 30 novembre 2023
Vernissage le vendredi 1er septembre de 17h à 20h30
RESSOURCES
Revue de presse
ÉQUIPE
Édouard Monnet
Commissariat
Thibaut Aymonin
Communication, médiation, administration
Antoine Bondu
Régie, logistique, administration
Barbara Peireira Magalhaes
Service civique, médiation, accueil
BAROQUE BORDELLO
Voilà comment Claude Lévêque commentait le travail de Carlos Kusnir, en sa présence, lors d’un entretien filmé consacré à ce dernier, conduit par Julie Crenn en 2018. Il y faisait alors état de sa découverte de l’œuvre quarante ans plus tôt, et de sa surprise à l’instant de cette rencontre : "Je n’avais jamais vu de peintures racontant ces histoires-là (...) Ça brouillait les pistes, il y avait comme un grain de sable dans l’engrenage. Nous-mêmes étions bien dans une expression picturale assez libre, mais en même temps assez connotée. Toi, tu arrivais avec d’autres éléments"(1). Sa fréquentation assidue et régulière de cette besogne, étrange à première vue parce qu’exotique, peut-être, semblait depuis confirmer l’étonnement initial alors ressenti par Lévêque. Au cours de ce même entretien, le recul lui permettait d’ailleurs de qualifier plus précisément et plus durablement sa surprise. Ce qu’il retenait à cet instant de la pratique de Carlos Kusnir relevait d’une liberté de ton inédite, informée d’éléments culturels insolites et bigarrés (qu’ils soient politiques, linguistiques, graphiques, musicaux, etc.), en tous les cas peu familiers à sa première audience, à l’époque de sa révélation. On reconnaissait bien des influences européennes et occidentales consignées (dada, le surréalisme, le pop art, Fluxus, la peinture de Francis Bacon, le réalisme capitaliste, etc.) mais quelque chose échappait, sans doute relative à l’origine et au parcours de l’artiste. Car fallait-il le préciser, Carlos Kusnir est argentin.
Il ressort en effet de son œuvre quelques saillants corroborant cette complexité, qui relèvent tout à la fois du cosmopolitisme, de la diversité et de la mixité d’une part, de l’incertitude, de l’aventure et de l’empirisme de l’autre. Qu’elles concernent la démarche ou les productions que celle-ci suscite, ces qualités d’ailleurs poreuses se traduisent par toute sorte de combinaisons et de confusions, d’intrications et d’articulations, d’accidents et d’édifices imprévus avec le plus grand soin. En témoignent, par exemple, les rencontres fortuites – amoureuses ou antagoniques – de traitements picturaux, de lexiques plastiques et de régimes de représentation : les motifs répétés et ornementaux, abstraits ou figurés, y croisent ainsi les dessins d’enfants, les gestes expressionnistes, les ready-made et bien d’autres choses encore, tandis que les figures les plus banales y sont portées au rang d’icônes. En atteste aussi le statut équivoque de peintures qui s’expriment en volumes, ou l’emploi paradoxal – voire licencieux – de techniques de reproduction aux seules fins de concevoir des pièces uniques. En rend compte enfin le caractère révocable d’un résultat sans cesse recyclé ou recombiné dans le temps et l’espace.
De cette pratique, on comprend encore qu’elle est éventuellement transgressive, à ceci près qu’elle est dénuée de la provocation et de l’hostilité qui caractérisent habituellement ce type de démarche. L’insouciante et immature absence de complexe à l’égard d’un quelconque legs, aussi encombrant soit-il, est ici assortie d’une perméabilité opportune, poreuse à toute sorte d’héritages accueillis et confrontés joyeusement, fussent-ils savants ou populaires, érudits ou vernaculaires, pourvu que tous servent l’invention, l’art, et la peinture. Et si transgression il y a bien en effet, la désobéissance et l’indiscipline sont intrinsèques au fait pictural lui-même, ou plus largement au fait artistique : elles ne le précèdent pas, ne l’accompagnent pas, ne le commentent pas.
*
Une autre dimension du travail transparait manifestement de cette causerie, qui se rapporte à sa musicalité. La musique est, en effet, tangiblement constitutive de plusieurs pièces récentes commises par Kusnir. Dans ce cas, elles sont autant d’emprunts à un répertoire éclectique, restitués sous leur forme originale ("Le blues du businessman", de Michel Berger et Luc Plamondon) ou maladroitement réinterprétées (les "Variations Goldberg" de Jean-Sébastien Bach), parfois encore de la plus espiègle des manières (l’hymne guerrier soviétique "Plaine, ma plaine" composé par Lev Knipper et le "toreador" du Carmen de Georges Bizet, par exemple). S’il se dégage ouvertement une forme de pitrerie des collisions que produisent la présence de ces éléments sonores au sein des œuvres, leur recours est dans certains cas autrement significatif.
Au regard du lexique formel convoqué cependant, il est une sorte de musicalité, entendue ici par analogie, qui sous-tend l’œuvre depuis belle lurette. Le recours à des motifs-types, les jeux de répétition, de variation, de renversements, les effets de symétrie et de transposition renvoient ainsi simultanément à la musique baroque et à son héritière – l’assertion semblera impropre aux oreilles des puristes –, la musique minimaliste. Or l’œuvre de Carlos Kusnir est impure, justement ! C’est sans doute pourquoi, dans le même temps, elle semble se nourrir des cassures (quebrada) et des interruptions (corte), des pulsations (compas) et des ornements (firulete) qui caractérisent certaines danses et, par voie de conséquence, les rythmes syncopés propres aux chants et aux musiques qui les portent, relevant d’un autre registre, cette fois populaire et divertissant. Qu’ils se nomment tango ou milonga par exemple, catégories poreuses entre elles et virales, car déjà pourvoyeuses d’abondantes variantes et évolutions, elles-mêmes sont manifestement les produits d’influences aussi diverses que foisonnantes, tant sud-américaines qu’africaines, caribéennes ou européennes. Pour en donner une idée, sans entrer dans le détail des spécificités et similitudes, citons parmi elles la habanera cubaine, le candombé afro-argentin, la chamarrita du Rio de la Plata, le choro brésilien, le lundu afro-brésilien, la valse, la scottish, la polka, etc. Qu’elles soient fruits ou semences, les deux indifféremment la plupart du temps, ces formes témoignent surtout d’innombrables trafics culturels, propices aux métissages les plus complexes et les plus heureux malgré l’adversité sur laquelle ils sont parfois fondés.
Le tango en constitue, si ce n’est le comble, l’expression la mieux connue, très au-delà de son contexte et de son audience d’origine. Son instrumentation, à dimension variable et élaborée au fil des décennies, en donne déjà un aperçu. L’orchestre typique, du quatuor au septuor, a pu ainsi comprendre des instruments fondateurs tels que la guitare (dont la forme moderne est apparue en Espagne), la flûte traversière (aux origines incertaines, mais particulièrement prisées des compositeurs baroques) ou le violon (importé sur place par des immigrés ashkénaze et napolitains). Ces derniers furent complétés depuis par le piano (de souche italienne) et la contrebasse (empruntée au jazz naissant, puis devenue indispensable par sa touche rythmique et percussive complétant celle du piano). Toutefois l’instrument phare du tango argentin, devenu archétypal depuis le début du XXe siècle, est un petit accordéon carré appelé bandonéon, paradoxalement importé quelques décennies plus tôt par des marins allemands. Cette provenance est d’ailleurs toute logique puisque c’est en Allemagne qu’il est né au milieu du XIXe siècle (initialement aux fins d’interpréter les hymnes religieuses et le folklore d’Europe centrale), des mains et de l’imagination d’un certain Heinrich Band.
Il faut dire aussi que le tango charrie avec lui nombre d’éléments débordant les seuls ingrédients instrumentaux, musicaux et chorégraphiques, déjà largement hybrides. D’abord, son langage est le lunfardo, un dialecte né au milieu du XIXe siècle sur les rives portuaires du Rio de la Plata. Majoritairement employé à l’époque de l’émergence du tango par les porteños, habitants de Buenos Aires issus de l’émigration européenne (plus spécifiquement italienne, espagnole et française), il emprunte à ces cultures certains éléments relevant de lexiques argotiques ou dialectaux. Mêlés à quelques apports langagiers indigènes (puisés dans la culture gaucho par exemple) ou castillans (vocabulaire relevant du monde du travail ou de la vie quotidienne en particulier), le lunfardo permettait aux immigrés d’origines diverses de communiquer entre eux.
La structure linguistique qui étaye le tango s’avère ainsi parfaitement conjointe des conditions qui donnèrent lieu à sa naissance, des thématiques mélancoliques et de l’expression dramatisée liées à l’exil qui sous-tendent son propos et son chant, comme de ses origines musicales et de son instrumentation métissées. Cet ensemble agrège de surcroît une forme picturale et graphique singulière, le fileteado, un art décoratif vernaculaire caractéristique de Buenos Aires. Apparu à la fin du XIXe, il était employé à l’origine pour orner et embellir les chariots à chevaux alors destinés au transport de denrées alimentaires, avant de se répandre à l’échelle de la ville (véhicules de transport en commun, façades d’habitations, vitrines et enseignes, etc.). Pratiqué d’abord par des familles d’immigrés italiens puis provenant d’autres origines et d’humble condition, chacune porteuses d’éléments artistiques distincts, le style allait ensuite s’assortir d’un substrat créole local pour donner naissance à cette esthétique si typique de la ville, singulièrement vive et colorée, et en devenir l’emblème iconographique.
Celle-ci fait concrètement appel à des éléments décoratifs abstraits (tels qu’arabesques, volutes, spirales, frises, filets et autres firuletes), à des figures réalistes ou stylisées (oiseaux, feuilles, fleurs, navires, soleil, scènes de théâtre, chevaux, rubans, banderoles et drapeaux, etc.), et à des éléments rapportés (moulures). Parmi les éléments figuratifs, du reste, on rencontre quelques effigies de personnages iconiques provenant du patrimoine religieux ou populaire, essentiellement Notre-Dame de Luján dans le premier cas, Carlos Gardel dans le second. Né français en 1890, soit deux ans avant d’émigrer avec sa mère en Argentine, ce dernier fut surtout le plus grand promoteur du tango argentin et le premier à lui donner sa forme chantée (tango canción), au point de devenir cette authentique idole qu’on surnomma affectueusement le zorzal criollo ("rossignol créole"). Né dans les mêmes conditions sociales, les même quartiers et faubourgs d’où surgit également le tango, le fileteado y puisera, sans surprise, une part de ses motifs. Mais l’art du fileteado se singularise encore par d’autres caractéristiques, dont l’inclusion de cartouches accueillant des parties textuelles, initialement réalisées par des peintres en lettre d’origine française avec des caractères gothiques ou cursifs fortement enjolivées. Ces portions renferment des aphorismes, des maximes et des devises d’une "sage brièveté", selon Jorge Luis Borges. Tantôt cocasses ou ironiques, tantôt spirituelles ou philosophiques, elles recourent d’ailleurs occasionnellement au lunfardo. Au plan formel, il est encore deux autres aspects saillants qui, parmi d’autres, méritent à cet instant d’être signalés. Le premier vaut pour l’importance accordée à la symétrie : il s’appuie sur une technique (espúlvero) héritée de la Renaissance et voisine au pochoir, permettant le renversement axial d’un motif par retournement de son "patron". Le second se rapporte à l’accentuation des ombres, des effets de clair-obscur et de perspective, à l’effet de créer et de renforcer l’illusion du relief, du volume et de la profondeur.
Ces derniers propos peuvent sembler n’avoir constitué qu’une longue digression, fort éloignée de la pratique dont il est ici question. Ils témoignent cependant de ce fonds culturel d’une immense richesse et d’une étonnante complexité qui constitue de fait, et pour partie au moins, le bagage de Carlos Kusnir. Elle permet peut-être aussi de comprendre la stupéfaction première éprouvée par Claude Lévêque, alors partiellement démuni d’outils interprétatifs adéquats et, en l’occurrence, nécessairement décentrés. L’allusion à ce creuset bâtard se veut pourtant vertueuse à ce titre, tandis qu’on en repère inévitablement les marques dans l’œuvre commise par l’artiste argentin parmi lesquelles sa musicalité et sa rythmique, son recours à des formules facétieuses, son hybridation d’éléments textuels, figuratifs, abstraits et ornementaux, etc.
Ainsi qu’évoqué auparavant, l’éclectisme et l’instabilité du vocabulaire employé n’est pas seulement limité à ces seules références latino-américaines, quoiqu’elles comportent à elles seules une charge déjà considérable sur le sujet, lequel concerne manifestement le caractère créole de l’œuvre, autrement dit sa créolité. Dans son ensemble d’ailleurs, au lieu de ne se limiter qu’à l’état que désigne ce terme, elle renvoie plutôt aux phénomènes et aux opérations dynamiques qui conduisent à cet état, et qu’on nomme "créolisation". Édouard Glissant, dont l’autorité en la matière est admise sans conteste puisqu’il refonda cette notion à l’aune d’une solide pensée philosophique et anthropologique, donne la définition suivante du processus à l’œuvre :
La créolisation est la mise en contact de plusieurs éléments de cultures distinctes, dans un endroit du monde, avec pour résultante une donnée nouvelle, totalement imprévisible par rapport à la somme ou à la simple synthèse de ces éléments.
On prévoirait ce que donnera un métissage, mais non une créolisation. Celle-ci et celui-là dans l’univers de l’atavique, étaient réputés produire une dilution de l’être, un abâtardissement. Un autre imprévu est que ce préjugé s’efface lentement, même s’il s’obstine dans les lieux immobiles et barricadés.(2)
De ce point de vue, l’approche de Glissant est l’exacte opposée de celle, bien moins remuante, d’un Claude Lévi-Strauss, fondée par analogie sur la perte et le désordre que désigne l’entropie dans le domaine de la physique, dès lors qu’un échange a lieu entre deux milieux :
Chaque parole échangée, chaque ligne imprimée établissent une communication entre les deux interlocuteurs, rendant étale un niveau qui se caractérisait auparavant par un écart d’information, donc une désorganisation plus grande. Plutôt qu’anthropologie, il faudrait écrire "entropologie" le nom d’une discipline vouée à étudier dans ses manifestations les plus hautes ce processus de désintégration.(3)
Au contraire, Glissant revendique la dimension créative de ce genre de mélange dont, au passage, le travail de Carlos Kusnir parait explicitement témoigner. Quelles que soient les qualités de l’atavique, l’écrivain antillais lui préfère le composite, propre aux cultures et sociétés qui n’ont pas généré de genèse et dont l’origine est historique et non mythique. Selon lui encore, la créolisation est le métissage augmenté d’une valeur ajoutée, disons une valeur tierce, qui est l’imprévisibilité. On peut prévoir ce que donnerait un métissage, mais pas une créolisation. Toute proportion gardée, les associations auxquelles se livre Carlos Kusnir à partir de ressources et de lexiques plastiques extrêmement disparates relèvent d’un tel phénomène. Elles induisent bien des effets sémantiques a posteriori qui débordent probablement les intuitions préalables de l’artiste et dépassent les seuls effets accidentels. Il en ressort des bénéfices inattendus a priori, des dommages collatéraux non prémédités ni présumables en première intention.
Mais la puissance de la pensée de Glissant tient également au fait qu’il entend et étend cette notion à l’échelle planétaire, donc bien au-delà des contextes spécifiques qui l’ont vu naître, qu’ils soient historiques, géographiques ou communautaires :
C’est-à-dire que les cultures du monde mises en contact de manière foudroyante et absolument consciente aujourd’hui les unes avec les autres se changent en s’échangeant à travers des heurts irrémissibles, des guerres sans pitié mais aussi des avancées de conscience et d’espoir [...].(4)
Sa thèse d’un monde qui se créolise et qui devient composite se fonde sur une pensée de la trace qui "s’appose, par opposition à la pensée de système, comme une errance qui oriente"(5). Elle est "ce qui nous met, nous tous, en Relation"(6). L’œuvre de Kusnir, de même que son parcours (depuis sa jeunesse buenos-airienne, puis ses passages par la Tchécoslovaquie et Paris jusqu’à son implantation à Marseille) semble relever de cette situation. Cette approche proposée par Édouard Glissant, qui confronte deux modalités de pensée et de pratique, l’une dynamique et l’autre statique, s’apparente à d’autres recherches relevant du registre de la lutte pour l’une, du registre anthropologique pour l’autre. Antonio Gramsci oppose ainsi les notions de guerre de mouvement et de guerre de position(7), tandis que Michel de Certeau adosse celles de tactique et de stratégie.
S’appuyant sur les recherches inaugurées par Michel Foucault, Certeau attribue d’abord aux stratégies les qualités de l’administration panoptique examinées par le premier. Il en retient la "technologie observatrice et disciplinaire"(8) qui lui est affectée, et la grande cohérence des pratiques qu’elle met en œuvre précisément pour surveiller ou combattre celles qui lui sont hétérogènes, à dessein de "circonscrire un propre dans un monde ensorcelé par les pouvoirs invisibles de l’Autre"(9), d’où gouverner "une relation avec une extériorité de cibles ou de menaces"(10). L’auteur sous-entend ailleurs que les stratégies sont caractérisées par un "propre", autrement dit "une victoire du lieu sur le temps"(11). Elles autorisent en conséquence "une maitrise des lieux par la vue"(12) qui permet d’apprécier, de mesurer et d’inclure – bref, d’objectaliser ou de réifier – les corps étrangers qui traversent son champ de vision. Elle doit, en outre, rendre possible la prévision de cette traversée par la conceptualisation d’un espace qui devancerait le temps. Chaque élément doit y avoir sa place ! On comprend d’autre part que cette condition d’un lieu propre au pouvoir constitue le préalable à la promotion par lui-même d’un certain type de savoirs également destinés à déchiffrer les incertitudes, à les transformer en espaces circonscrits.
En revanche, il échoit aux tactiques de faire valoir d’autres vertus, qui relèvent en l’occurrence des limites stratégiques. Au contraire – ou en deçà – des stratégies, les opérations qui s’y rapportent renvoient à l’absence de lieu propre, d’horizon panoramique ou de vision d’ensemble, de savoirs institués. Elles sont déterminées, si l’on peut dire, par leur perspicacité, leur souplesse, les hasards du temps, et toutes sortes de faiblesses qui font leur force :
Les tactiques sont des procédures qui valent par la pertinence qu’elles donnent au temps – aux circonstances que l’instant précis d’une intervention transforme en situation favorable, à la rapidité de mouvements qui changent l’organisation de l’espace, aux relations entre moments successifs d’un coup, aux croisements possibles de durées et de rythmes hétérogènes, etc.(13)
La tactique s’emploie alors à "faire avec" (ou "faire contre" mais tout contre), par un mouvement subreptice et rusé, et produire quelque chose qui a la figure des "lignes d’erre", des trajets indéterminés dont parlait Fernand Deligny, de trajectoires "insensées parce qu’elles ne sont pas cohérentes avec l’espace bâti, écrit ou préfabriqué où elles se déplacent"(14). Constituées de "mouvements autres, utilisant les éléments du terrain"(15), "imprévisibles dans un lieu ordonné par les techniques organisatrices de systèmes"(16), elles sont la condition, nous dit Certeau, d’une victoire du temps sur le lieu, autrement dit de la pratique sur le programme. Elle est ce maillon faible ou assimilé comme tel(17), ce "mouvement à l’intérieur du champ de vision de l’ennemi" et de son approche panoptique des forces en présence.
*
Quels que soient leurs échelles et leurs statuts, qu’ils soient institutionnels, marchands ou d’une autre nature, et qu’ils le veuillent ou non par-dessus le marché, les lieux et autres dispositifs de monstration, de diffusion et de transmission de l’art constituent structurellement des lieux pourvoyeurs de stratégies. À l’opposé, et dans le meilleur des cas bien entendu, la pratique de l’art est assortie de tactiques. Les exemples issus d’une histoire de l’art relativement récente, celle du XXe siècle en particulier, ne semblent pas démentir une telle hypothèse, qu’on songe aux avant-gardes historiques ou à certains courants nés après la seconde guerre mondiale, qui ont agrégés aux œuvres des attitudes, des manières de faire et des économies singulières. Il est cependant des tendances plus anciennes qu’on devrait pouvoir considérer sous cet angle, en tant qu’hypothèse en la circonstance. L’art baroque comme son successeur rococo plus frivole, qui sont autre chose qu’une forme d’embellissement et bien loin de ne constituer que des réactions à l’art de la Renaissance, pour le premier, au classicisme, pour le second, pourraient alors prétendre en faire l’objet.
Si l’œuvre de Carlos Kusnir est manifestement imprégnée de l’héritage avant-gardiste, il est de prime abord moins aisé de lui trouver une quelconque filiation avec ces courants plus anciens, sauf si l’on considère que leur infusion déborde la stricte chronologie admise par les historiens, et que, par conséquent, des caractères du baroquisme demeureraient agissants aujourd’hui. Dans ce cas, la lecture des travaux de l’artiste prendrait une autre tournure encore. En rendent compte, par exemple, son goût pour les expressions ornementales et décoratives, son attrait pour les reliefs illusionnistes ou concrets, son désir de déborder le cadre, son attirance pour les formes incurvées et les rondeurs. Il en va ainsi de son faible pour la complexité, de son affinité pour une asymétrie pourtant parfaitement intelligente de la symétrie, ou encore de sa sympathie à l’égard des figures indifféremment stylisées ou réalistes, quoique certains de ces aspects aient été passés à la moulinette d’autres influences, notamment latino-américaines, qui partagent d’évidence ce legs. Celle-ci peuvent être d’origine populaire ainsi qu’on l’a vu, apportées par une immigration datant de la fin du XIXe siècle, ou plus académiques et plus ancienne, si l’on tient compte de l’expansion du mouvement baroque sur le sous-continent sud-américain en conséquence de sa colonisation.
Mais la pratique de Carlos Kusnir partage d’autres traits avec l’art baroque, relevant cette fois précisément des tactiques. Cela vaut au regard de celles employées par l’artiste lorsqu’il investit un lieu d’exposition dont la charge architecturale et les normes qui le caractérisent témoignent invariablement d’un certain ordre et d’une certaine autorité. À ce stade de la mise en espace et de l’installation, la méthode de l’artiste consiste justement à y introduire du désordre, par la saturation de l’espace, la gêne occasionnée dans les circulations présumées, le recours à des supports tridimensionnels et aux effets de théâtralisation, etc. Il déjoue ainsi l’autoritarisme du lieu, ce dont procède également l’art baroque dès lors qu’il investit une enveloppe respectable dont la construction lui précède. Par la surcharge et par les effets, il ne fait pas moins que transmuer les spécificités de son écrin. Il se peut donc que le baroquisme ne soit pas autre chose que cette surface de plis innombrables, comme nous l’apprend Deleuze, sous lequel un corps est voué à disparaitre, par l’effet de l’autonomie de ces plis. C’est ainsi que l’architecture est peut-être vouée à disparaitre, sous l’effet d’un vêtement, ou disons d’une ornementation qui n’a jamais eu pour dessein de constituer sa fondation. Ce que cette ornementation fait, en revanche, c’est qu’elle allège et qu’elle alourdit, qu’elle informe et déforme, qu’elle fait apparaitre et disparaitre indifféremment, de telle manière qu’elle interfère et questionne en définitive, et cela jusque dans ses expressions les plus contemporaines, le pouvoir auquel elle se confronte.
Édouard Monnet, août 2023